Le sionisme (mot forgé en 1890 en référence à la colline de Sion, à Jérusalem) est un mouvement national né à la fois de la sécularisation du judaïsme et des impasses de l’émancipation des Juifs de la diaspora (G. Bensoussan). Ses fondateurs sont des militants athées et laïques. Cependant, pour les quelques groupes religieux présents (une petite minorité de rabbins), dès la création du mouvement, le sionisme est également un aspect de la doctrine messianique (retour du Messie et rassemblement des exilés à Sion).
Bref, deux courants en opposition, dès le début, à la fin du XIXème e siècle :le sionisme politique, largement majoritaire, en tant que nationalisme moderne d’essence laïque représenté par Théodore Herz (1860-1904) et ses successeurs laïcs de gauche (dont David Ben Gourion) et le sionisme religieuxminoritaire, d’orientation messianique axé sur le rêve millénaire d’un « retour à Sion », incarné par deux ou trois grands rabbins : Rav Isaac Jacob Reines, Rav Abraham Isaac Kook et l’écrivain Asher Ginsberg, dit Ahad Haam… La majorité des grands rabbins de la fin du XIXème e siècle et du début du XX e siècle sont violemment hostiles au sionisme politique. Pour ces Sages de la Thora antisionistes, le retour à Sion ne peut être que le fait du seul Messie (cf. l’écrivain israélien Ilan Greilsammer, 2015).
Le sionisme religieux, une force de modération politique de 1947 à 1967
L’objectif du mouvement sioniste est l’établissement d’un État pour les Juifs en Palestine. Et ce, en écartant les religieux de la sphère politique. « Nous ne permettrons pas aux velléités théocratiques de nos chefs religieux d’émerger. Nous saurons les cantonner dans leurs temples », écrit Théodore Herzl, dans son ouvrage l’État des Juifs (1896). De fait, la mise en œuvre du projet sioniste – par le biais de la Déclaration d’Indépendance (14 mai 1948), de la Guerre d’indépendance (1948-1949) et les premières années de la construction de l’État hébreu – est l’œuvre des militants laïques de gauche du mouvement travailliste. Leur sionisme, quoique comportant de fortes allusions au passé du peuple israélien, s’inscrit dans la logique d’un nationalisme laïc, allié au socialisme. Le pouvoir principal et hégémonique était entre les mains de ces hommes de gauche opposés à l’intrusion du religieux dans le domaine politique.
Le mouvement le sionisme religieux, incarné par les partis religieux (le Hamizrahi et le Hapoael Hamizrahi, puis par le Mafdal), joue, durant la période de construction et de consolidation du jeune l’État d’Israël, un rôle constructif. Il approuve le plan de partage de la Palestine en 1947 et envisage favorablement l’idée d’un contrôle international sur la ville de Jérusalem. Il valorise la participation à la dynamique sociale mise en place par les laïcs, tout en favorisant la collaboration et le rapprochement entre laïques et religieux, ashkénazes et sépharades, vétérans et nouveaux immigrants en vue d’une meilleure unité du peuple juif. Bref, il constitue par ses représentants au parlement, est étonnante force de modération politique en privilégiant les valeurs de paix et de sécurité sur les revendications territoriales. (David Khalfa, 2005).
Il convient également de noter que jusqu’à la victoire de la guerre des Six en 1967, le conflit avec le monde arabe était vu par la plupart des Israéliens comme un combat pour la survie de l’État d’Israël, un conflit fondamentalement politique. et national et nullement comme un conflit religieux. Nul ne songeait durant cette période à conquérir Jérusalem et ses lieux saints ou la Cisjordanie qui étaient à l’époque sous souveraineté jordanienne (Ilan Greilsammer, 2015).
La mutation du sionisme sous le choc du messianique
La guerre des Six-Jours constitue, pour la quasi-unanimité des observateurs, un grand tournant dans l’histoire du mouvement du sioniste religieux. Plus qu’un bouleversement géopolitique, la conquête de Jérusalem-Est et de la Judée-Samarie (le cœur de l’Israël biblique) est perçue par le nombre d’Israélien-ne-s de tous bords comme un événement de dimension messianique, se situé dans la suite des grands événements bibliques. « Le Messie, symbole de l’espérance juive, n’est plus à venir : il vient ! », écrit la journaliste et essayiste Martine Gozlam dans Israël contre Israël (L’Archipel, 2011). C’est sur ce terreau des « retrouvailles du peuple d’Israël avec la terre d’Israël », déclare la chercheuse Roberta Collu-Moran (2011), « que s’est épanoui un nationalisme religieux d’essence messianique – un néo- sionisme – vouée à la conquête de l’intégralité de la terre d’Israël ». Désormais, le peuple juif est censé se trouver au milieu d’un processus rédempteur.
« Nous sommes des revenus sur notre terre », Explique le rabbin Rav Tsvi Yéhouda Kook à ses fidèles après la conquête de la Cisjordanie…, « et nous avons l’obligation de nous installer dans ces régions. Il est absolument interdit d’y renoncer. Il n’y a aucune entité au monde qui possède l’autorité d’y renoncer, car le sol nous a été donné par le Créateur du monde pour que nous nous y installions et les prenions comme patrimoine ». Magnétisés par le message du ‘nouveau prophète’, lui-même du grand Rav Abraham Isaac Kook (1865-1935) et son successeur à la tête de la grande académie talmudique de Jérusalem, les jeunes du mouvement sioniste religieux s’installent, avec ou sans la permission des gouvernements israéliens tant à Jérusalem-Estqu’en Cisjordanie, au Golan, à Gaza et au Nord-Sinaï. Un mouvement de colonisation des territoires commence, activé par le Goush Emounim, « le Bloc de la Foi » (1974), l’aile activiste du sionisme religieux. Des groupes religieux violents se développent dans les territoires, à l’instar des « Jeunes des Collines ». C’est le triomphe d’un fondamentalisme messianique lourd de dangers.
Convaincus que la terre d’Israël a été donnée par Dieu au peuple juif – « A toi et à ta course après toi, je donnerai le pays où tu séjournes, tout le pays de Canaan, en possession à perpétuité, et je serai ton Dieu. » (Genèse 17,8) – les militants de ce mouvement (allié aux colons et à la droite nationaliste) s’opposent à toute concession territoriale et à fortiori à la création d’un État palestinien souverain et indépendant (Charles Enderlin, 2023) . Toute rétrocession territoriale est en effet dénoncée, voire combattue par la force. Ainsi, après la signature des accords de Camp David (1978), tout comme après les accords d’Oslo avec l’OLP (septembre 1993), des actions terroristes ont été conduites par des extrémistes juifs. En février 1994, Baruch Goldstein, un colon israélien disciple du rabbin extrémiste Meir Kahana, assassine vingt-neuf musulmans en prière au Caveau des Patriarches, à Hébron. En novembre 1995, Yigal Amir, un sioniste radical, assassine à son tour le Premier ministre Yitzhak Rabin. Shalomla paix, c’est le dernier mot que prononça Rabin, lors de sa dernière rencontre, avant de s’écrouler, frappé à mort.
En guise de conclusion
À considérer son histoire depuis plus d’un siècle, force est de constater que le sionisme évolue. Né à gauche, le sionisme politique est en passe de s’ancrer solidement à droite ; initialement défini comme laïque, il puise aujourd’hui son inspiration dans un messianisme échevelé ; à la recherche d’une terre pour l’établissement d’un État pour les Juifs, il s’est doté depuis 1967 d’un projet de colonisation et de peuplement ; force de modération, il est l’un des facteurs générateurs de haine et de brutalité.
Force est de constater qu’après le temps, la nature du conflit israélo-palestinien a évolué. Depuis la guerre de Six-Jours en 1967 à aujourd’hui, la droite nationaliste et le mouvement fondamentaliste messianique ont réussi à installer plus de 470 000 colons en Cisjordanie, plus de 700 000 en incluant Jérusalem-Est. L’enjeu n’est pas la sécurité pour Israël et la destruction totale du Hamas, mais l’annexion de la Cisjordanie et Jérusalem-Est pour entrer dans l’ère messianique : le peuple d’Israël, la terre d’Israël et la Torah d’Israël. Cette transformation d’un conflit avant tout territorial en une guerre de religion à laquelle on assiste en Israël a son pendant du côté palestinien avec le Hamas… La paix n’exige-t-elle pas de part et d’autre la désacralisation de ce conflits ?